20-7: GPG 39


Me frotte les yeux.


Réfléchis.


Comprends.


Comprends bien cette limace.


C’est simple :
La poésie a besoin de sang amer et de fureur sale.
Et de volcans.
Et de batailles.
La poésie dans le calme plat,
sur la mer étale, ça ne marche pas :
n’a jamais marché.


Puis refuser la banque, refuser d’être un prêteur, refuser
toute la basse manipulation du fric :
comprends aussi. Refuser l’ordre, refuser
ce qui est, refuser le présent
au nom du passé
et de l’avenir :
comprends parfaitement.


Cette limace est comme moi : mon frère, ou ma sœur
limace. Comme moi, du temps que j’étais jeune : mais les années
ont passé.


Ai mûri.
Suis vieux : comme un arbre
sec.


Alors ouvre la bouche, regarde le jeune poète, explique :
que la poésie ne peut, ne doit
pas être uniquement le fer
à la pointe
de la violence – qu’il faut se demander
ce que l’on fait
quand on écrit, si l’on écrit
pour changer le monde
l’ordre des choses
– si quoi que ce soit
qui fut écrit
a déjà changé
les choses
l’ordre du monde –
si le monde mérite bien
qu’on le change, si l’univers
et les hommes, et les créatures qui peuplent l’univers
méritent bien
l’encre qu’on leur consacre
 – se demander surtout
ce que c’est que la poésie – interroger
le sens des mots, le sens
de leur alignement en phrases,
de leur regroupement en troupes sonores, en bandes armées, 
en pâte qui se coince dans les gencives,
en suc pareil à la sueur des femmes
après l’hiver – savoir
ce que c’est qu’un poème :
sinon une goutte minimale,
un incident qui ne ride pas
même la surface d’une mare –
ce que sont
toutes nos paroles : sinon des souffles,
dérisoirement
échappés de nos cordes vocales ?
Se demander : ces souffles, à qui vont-ils ?
Se demander : le monde, la galaxie, auraient-ils la forme qu’ils ont
si un jour, en quelque recoin, un poème
avait atteint sa cible – si les poètes
étaient lus ?
Mais non : nulle part, jamais, le moindre verbe poétique
n’a fait courber la moindre pousse
d’herbe ; on n’est pas lus, même par ceux qui nous lisent,
les hommes, les limaces sont sourds, il est vain
de vouloir leur parler, on se fatigue,
on se déchire, on s’abîme, on se saigne
la gorge pour
une fois rien.